Une histoire d’à-peu-près: le pseudo-fac-similé
Dans Du corps à l’ouvrage : les mots du livre, ce vademecum (La Table ronde, 2019), Éric Dussert et Christian Laucou le rappellent à qui l’eût oublié : «Le fac simile (faire pareil, en latin) est la reproduction anastatique (à l’identique) d’un ouvrage par des méthodes variées depuis la gravure sur cuivre (Plantin reproduit ainsi un Martyre de saint Jérôme en 1626) jusqu’à la photocopie. L’utilisation du cliché typographique de Firmin Gillot (1850) a permis de généraliser la pratique mais le fac-similé d’ouvrages illustrés en couleur ou de manuscrits a souvent requis des méthodes de grande technicité.»
Dans le strict domaine de l’édition littéraire, la pratique n’est peut-être, au fait, pas si courante, sauf à ouvrir la notion à la vulgarité industrielle des reproductions d’ouvrages par procédé photomécanique (des collections vivent de ça) et à ces infâmes reprints au commerce dernièrement facilité par les flux numériques et l’impression à la demande. Ce «faire pareil» toutefois procure à l’occasion bien des joies à ces lecteurs qui ont, du collectionneur, l’esprit plutôt que la bourse, ou qui, ayant simplement saisi en quelle perversion consiste la passion bibliophilique, adoration pour une rareté issue d’une profusion caduque, ne sauraient accorder trop d’aura à cette négation de l’œuvre d’art qu’est l’objet imprimé, puisqu’il n’a jamais connu, lui, que l’ère de sa reproductibilité technique — et notez quelle jouissance parfaitement démocratique cela représente, de pouvoir tâter et examiner dans sa bibliothèque personnelle le fac-similé de telle œuvre mythique, chérie par ce truchement. Bien sûr, contre sa vocation même, le fac-similé ne manque généralement pas de redevenir à son tour un petit objet de collection…
Sans fétichisme excessif et surtout pas exclusif, sans vintage de mauvais aloi, ne gagnerait-on pas à revenir un peu plus souvent à l’origine des choses ? à en donner l’accès concret, la vision à tout un chacun ? On comprend aisément qu’un éditeur tienne à imprimer sa patte, ou sa griffe, sur une œuvre dont il assumera, un temps, la transmission. Que chaque époque revendique son langage visuel. Et l’histoire d’un texte se constitue aussi en aval, après tout, par la succession de ses avatars éditoriaux, quels qu’ils soient. Mais dans certains cas choisis, et peut-être même, en fait, dans le cas d’ouvrages sans aspects remarquables, simples témoignages d’une esthétique éditoriale donnée, l’initiative avisée du fac-similé montrerait à l’envi combien un texte, son sens et son effet — son impression, c’est le cas de le dire — peuvent être tributaires de son inscription matérielle première, laquelle aussi banale soit-elle induit un mode de lecture, détermine plus ou moins subliminalement une réception, jouant éventuellement de la connotation typographique ; et ce que l’on perd à en moderniser ou standardiser la mise en forme, comme si la littérature n’était que du contenu à verser dans un contenant indifférent et interchangeable. Au-delà de l’intérêt de tel ouvrage particulier, ce serait aussi un excellent moyen de donner à feuilleter, hors du cadre muséal et des fonds réservés des bibliothèques de recherche, quelques belles pages de l’histoire du livre, trop souvent un angle mort de l’histoire de la littérature, si peu attentive aux conditions concrètes et matérielles d’existence de celle-ci. Mais pour cela, il faudrait en rabattre un peu sur sa vanité d’éditeur.
Or, pour la littérature étrangère en traduction, comment faire ? C’est là que la tâche de l’éditeur est rehaussée en vérité. Récemment les éditions Ypsilon, rappelant un peu la grande époque des fac-similés de revues d’avant-garde aux éditions Jean-Michel Place, proposaient à leur tour quelques revues d’avant-hier soir, mais des revues étrangères, traduites, et soigneusement recomposées et mises en pages à l’identique. Riche idée, que rien n’interdit d’appliquer aussi aux traductions d’œuvres littéraires, quand il s’agit de classiques ou même de curiosités. À l’instar de son traducteur, qui s’attache comme l’on sait à «dire presque la même chose», l’éditeur peut très bien «faire presque pareil». Au lieu de vouloir faire tout autre chose, tout autrement.
C’est l’option résolument adoptée par L’oncle d’Amérique, qui n’a d’autre charte graphique, d’autre ligne esthétique que celle que lui inspirent les textes sur lesquels il jette son dévolu, dans la conception du premier titre à son catalogue : un «pseudo-fac-similé», donc, du recueil de nouvelles Brás, Bexiga e[t] Barra Funda (1927) du moderniste brésilien António de Alcantara Machado, composé et mis en pages si ce n’est en toute fidélité, du moins au plus près de l’édition originale, de la première à la quatrième de couverture, faux-titre et achevé d’imprimer compris, et nonobstant l’immixtion d’annexes et d’un appareil critique substantiels. Un parti-pris d’autant plus légitime que l’écrivain, comme l’on sait, rendu familier des ateliers d’imprimerie par son activité dans le journalisme professionnel et la direction d’une petite revue de l’avant-garde littéraire de São Paulo, fut toujours très attentif à la révision de ses textes et s’impliqua personnellement dans la composition de ses ouvrages d’ailleurs édités à compte d’auteur (en l’occurrence, auprès d’un petit imprimeur-éditeur de création qui donna à l’époque quelques livres magnifiques), soignant (et anticipant sur manuscrit) le moindre détail typographique que l’on aurait dès lors bien tort de négliger en le considérant comme une fantaisie accessoire, puisqu’il s’agit bel et bien d’un geste d’auteur, d’un choix stylistique — et vraiment, loin de ces blocs de prose grise et uniforme que l’on nous débite pour l’ordinaire, c’est un texte qui se donne à voir, qui saute aux yeux, par la grâce de quelques effets peu banals que chacun découvrira.
Dans cette grande petite affaire d'édition, le lecteur français est bien chanceux, puisque rarissimes sont les rééditions brésiliennes qui respectent un tant soit peu les dispositions originales de l’ouvrage. Et il peut en savoir gré à Chloé Garrigues Takeuchi, chargée de notre mise en pages, qui s’est prêtée de bonne grâce à l’exercice imposé et s’en est impeccablement tirée.
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