“Une absence totale”: à propos d’Absence de Gangotena
L’œuvre poétique française d’Alfredo Gangotena (1904-1944), Équatorien de Paris (puis exilé à Quito), a pu susciter en son temps quelques recensions majeures, signées par Jean Cassou, Georges Pillement ou l’ami Henri Michaux, entre autres, à propos des recueils Orogénie (1928) et Absence (1932). Des textes à retrouver dans le «Dossier» de notre édition d’Orogénie et autres poèmes français, établie et préfacée par Émilien Sermier.
Mais Absence, paru «chez l’auteur» à Quito, en 1932 (après avoir été programmé aux éditions J. O. Fourcade), ne pouvait manquer, s’agissant d’un récent poète de la N.R.F., de figurer en bonne place dans les notes de la Nouvelle Revue française. La recension fut d’ailleurs signée par un qui avait accueilli, dans La Ligne de cœur, plusieurs poèmes du précédent recueil.
La poésie
par
Julien Lanoë
[extrait]
Absence, par A. Gangotena (chez l’auteur).
Ce livre qui nous vient de l’autre côté de la Terre (comme dirait Loti) n’empruntera à peu près rien au décor dans lequel il fut écrit. Le captif néglige les murs de sa prison. Les Andes, formidable amas de terre tremblante, les forêts spongieuses et leurs insectes voraces, les villes des hautes vallées assombries par les nuages et par les pentes de basalte noir, et celles d’en bas miroitant dans la brume des marécages, peuvent être sans doute des prétextes à poésie aussi bien que n’importe quoi au monde. Mais ici, tout n’est plus que le cadre d’un exil, d’une solitude sans pareille, de pire encore: d’une absence totale. Voici donc un petit recueil de complaintes, une suite d’appels si troublants qu’on rêve de traverser les mers pour apporter une présence, si maigre soit-elle, à ce frère séparé de la communauté et qui chante à grande voix, loin derrière les montagnes, pour se donner du cœur. On imagine, à travers ces poèmes, un corps fragile et frémissant que la nature opprime.
« Les Andes, du fond des âges et des forêts,
Les Andes s’exhalent en une vapeur chargée d’insectes, fiévreuse et empestée.
Ici c’est bien humide : une tarentule, un scorpion et l’ortie couleur de sang.
La folie à nouveau me reprend.
…………..
Hommes heureux et d’ailleurs, comme je regrette la fraîcheur de vos ombres,
Vous ne saurez jamais en quel éloignement vous vous trouvez de ce lieu d’enfer, de cette argile inégale et sombre.
Je te hais, Nature !
Terre horrifique, qu’ai-je à faire de tes royaumes ?
Pense plutôt à l’arbre nourri de cendres dont la sève implique désespoir. »
Face à cette violence, cette lourdeur, à cette opacité, ces poèmes nous montrent des mains nues, des prunelles sensibles, le réseau des veines à fleur de tempes et le va-et-vient du sang inquiet dans les artères profondes. Il n’y a pas de poésie moderne sans quelque racine physiologique. La peau et les os, les formes ou les viscères pourraient servir à classer, sans trop de bizarrerie, la plupart des poètes de ce temps. Alfredo Gangotena exprime comme nulle autre les tissus du corps humain, ces tissus qui sont le siège des souffrances morales autant que physiques: l’angoisse, la lassitude, la mélancolie, le désir ou la froideur.
Or ces alternatives de fièvre et de glace empêchent le poète de succomber aux songes. Il voit clair dans son désordre. Il ne lui manque plus que sortir de lui-même pour y échapper.
« Une terrible parole est dans mon esprit.
Je n’ose aller plus loin.
Mon corps est triste de pourrir si lentement.
Chacun ici se plaît à se nourrir de son tourment. »
Cette nature pétrie de douceur, infiniment amoureuse, et dont la présence des fleurs est la plus haute consolation, est sujette à la colère redoutable des agneaux et des colombes. Mais ce n’est pas dans la colère que l’on se domine ni par elle que l’on se libère.
Par bonheur il aime aussi les colloques silencieux avec les pierres. Elles ne heurtent pas sa délicatesse. Le règne minéral lui plaît, il écoute son exemple. Malheureux comme les pierres, prisonnier comme elles, il admire leur patience, leur ardeur contenue:
« Terre d’or et de lumière
Où l’œil ne brûle que du feu continu et solitaire des roches. »
Absence signifie d’abord privation absolue de l’amour, lutte contre les puissances de l’oubli et de la mort, mais c’est aussi l’exil de la patrie véritable. Quelle est donc celle d’Alfredo Gangotena. La France où il a fait ses études? Je ne le crois pas. J’imagine cette patrie spirituelle sous un ciel méditerranéen: les pierres odorantes au soleil, les roses, le thym, la résine, la clarté des nuits, les arêtes vives de la pensée, la misère en pleine lumière et surtout l’élan sans mesure, cette alacrité de l’esprit qui fend l’azur, efface le décor et vise le centre.
« Ces oiseaux parsemés devant, miroitent dans les airs
— Ces grands oiseaux qui se réclament d’un si long voyage,
Qui m’apprennent, en cette virtuosité de vol,
Les eaux premières que je n’ai pu boire !
Et la lumière, comme une pensée, à la cime même de l’esprit. »
Combien d’Américains du Sud rêvent d’une Méditerranée? Combien de poètes à travers le monde? La Grèce, ce rocher poudreux, la Palestine avec sa pierre d’Horeb, son Golgotha, son Carmel, voilà les lieux qui conviennent à notre cher Gangotena transporté par les Dieux insondables mais non pas insensés, sur la rive américaine du Pacifique à l’ombre des grands volcans couverts de neige.
La Nouvelle Revue française, n° 242,
Paris, 1er novembre 1933, p. 771-773.
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