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“Un poète français de l’Équateur”: lectures belges d’Absence

L’œuvre poétique française d’Alfredo Gangotena (1904-1944), Équatorien de Paris (puis exilé à Quito), a pu susciter en son temps quelques recensions majeures, signées par Jean Cassou, Georges Pillement ou l’ami Henri Michaux, entre autres, à propos des recueils Orogénie (1928) et Absence (1932). Des textes à retrouver dans le «Dossier» de notre édition d’Orogénie et autres poèmes français, établie et préfacée par Émilien Sermier.

Mais Absence, paru «chez l’auteur» à Quito, en 1932 (après avoir été programmé aux éditions J. O. Fourcade), ne pouvait manquer de retenir également l’attention de quelques critiques en Belgique — où certain Pierre-Louis Flouquet allait jouer dans les années trente un rôle majeur dans la diffusion des poèmes de Gangotena.

Il y eut, tout d’abord, cette évocation :

 

Quelques poètes à lire… et les autres

par

Henri Coppieters de Gibson

[extrait]

 

L’Amérique du Sud apporte deux livres à cette chronique: Alfredo Gangotena, plein de fougue, débite avec volubilité un long poème sectionné en chapitres où se mêlent, en un rythme quelque peu barbare, le désespoir, l’amour et la mystique. Par moment, dans cette tempête rouge et noire, planent en oiseaux blancs quelques vers de la plus délicate tendresse.

Je regrette de ne pouvoir extraire, mais ce poème sauvage, non sans grandeur, demande à être perçu en son entier: des morceaux privés de leur atmosphère dérouteraient certainement le lecteur.

Malgré le caractère spécial de son œuvre nul ne pourrait situer Gangotena en Équateur.

 

La Revue belge, 10e année, vol. IV, n° 1,

Bruxelles, 1er octobre 1933, p. 88.

 

George Adam, quant à lui, se fendit d’une recension plus appuyée où il put incidemment rappeler la contiguïté de l’ouvrage avec l’Ecuador du Belge (?) Michaux (en fait: un lien organique entre les deux livres, marqués par des dédicaces croisées), sans savoir que Michaux, justement, allait écrire sur Absence la recension la plus significative qui fût. Transcription partielle (ou conjecturale), en raison d’une source dégradée:

 

La poésie

par

George Adam

[extrait]

 

Alfredo Gangotena. — Absence. (Éd. chez l’auteur, 36, Garcia Moreno, Quido [sic], Équateur, Amérique du Sud).

On se souvient certainement de cet extraordinaire recueil de notes de voyage qui ont paru sous le titre d’Ecuador. Il nous faudra, [un j]our, dans cette chronique, parler longuement de son auteur, Henri Michaux, qui est [l’un] des meilleurs poètes d’aujourd’hui et [dont] le monde poétique est parmi les plus [fasci]nants qui soient. C’est de ce même pays [d’Éq]uateur d’où Michaux rapportait son [***] que nous parviennent ces poèmes d’Alfredo Gangotena auxquels on peut accorder [un] grand crédit, ce qui est assez rare pour qu’on s’en réjouisse.

[Ce] n’est pas que, dans Absence, on ne [***] maints endroits, déçu de ne pas voir le poème, dans le cours impétueux de son éloquence, nous attirer vers un centre limité où le poète et nous-mêmes, mesurerions l’importance ou la futilité d’un tourment qui nous dévore. Bien souvent, en effet, on ne voit pas où mènent ces adjurations violentes à une femme, à la Terre ou à Dieu, les cris passionnés, tout le délire verbal de Gangotena. Cette poésie, néanmoins, souffle sur les hauteurs de l’esprit. On la dirait issue de grands paysages désertiques où les blocs montagneux dorment sous la lune. Elle se compose ainsi une voix solennelle, un peu grandiloquente, mais venue, comme les Andes, du fond des âges et des forêts. Elle est empreinte d’une grandeur sauvage à laquelle on ne peut demeurer insensible et, lorsqu’elle consent à redevenir humble, la nudité de sa plainte est bien émouvante:


Je vous le dis, je vous l’assure :

Il y a quelqu’un qui saigne ici.

 

Le Rouge et le Noir, 4e année, n° 38,

Bruxelles, 1er novembre 1933, p. 4.

 

Enfin, dans le Journal de Liège, on salua

 

Un poète français de l’Équateur

par

George Laport

 

J’ai toujours admiré les écrivains étrangers qui se servent de la langue française pour exprimer leurs pensées. Ils ne sont pas nombreux et appartiennent, en général, à la vieille Europe.

Mais le français a des disciples dans les terres les plus lointaines et cette fois un volume de poèmes : Absence, nous vient de la république de l’Équateur. Il a pour auteur M. Alfredo Gangotena, de Quito. M. Gangotena n’est pas un inconnu dans le monde des lettres. La Nouvelle Revue française a édité naguère une autre de ses œuvres : Orogénie.

Absence embrasse une période allant de 1928-1930, comme l’auteur nous l’apprend par le sous-titre.

Le recueil est dédié «À celle qui fut tout amour, enivrante et entourée, Lucrecia Borgia, mon ancêtre bien-aimée» et à ses compagnons d’exil.

L’absence, c’est l’exil du poète. Son âme est désemparée. Il est triste, il souffre d’avoir abandonné sa «Dame aimée». Il l’évoque avec toute la flamme de son amour, tantôt en des strophes exultantes, tantôt en des phrases calmes et douces:


« Vous êtes là, au milieu de la nuit, Madame.

Vous m’êtes à l’instant apparue, Madame, au milieu de l’hiver de ma nuit.

Alors je me suis dit : “Si je me souviens bien,

“Alexandre fut un grand capitaine.

“Et le roi Salomon vécut solennellement comme un grand roi.”

Mais ciel ! je n’ai cure d’Alexandre, et je ne suis pas le roi Salomon.

Et de la reine de Saba je n’ai rien, rien à dire !

Mais vous, haute et belle,

Madame, aurai-je cette mémorable chance de vous interpeller ? »


Dans sa détresse, le poète implore le Seigneur, mais Dieu est impuissant à calmer sa douleur et la pensée de l’exilé revient sans cesse vers celle qu’il aime. Tandis qu’il exhale sa rancœur dans une langue martelée, il voue aux gémonies celui qui l’a banni, loin de son adorée.

Son malheur lui fait maudire la terre et pour mettre fin à ses souffrances il espère la mort. Mais la Camarde semble dédaigner cette proie et alors:


« Cette maladie mortelle, au fond de moi, me rend triste et fou, Seigneur.

Triste et solitaire.

Une ombre ancienne, du ciel des fleuves, ici abonde et sur moi descend.

J’ai beau m’oublier,

j’ai beau, le soir, déambuler sous cette pluie végétale, d’enfer,

J’ai tout tenté !

Le désespoir tient bon, et sa racine perfide arrosée de larmes ne me quittera point. »


Il chante son affliction sur des thèmes très différents. Témoin cette page sur laquelle flotte un parfum d’exotisme:


« Seigneur, la folie à nouveau me reprend.

Les Andes, du fond des âges et des forêts,

Les Andes s’exhalent en une vapeur chargée d’insectes, fiévreuse et empestée.

Ici c’est bien humide : une tarentule, un scorpion et l’ortie couleur de sang.

La folie à nouveau me reprend.

Ô mon Dieu ! je me vois la proie des chiens et des loups.

Le colibri qui fend l’éther des nuits,

Le colibri me parle, certainement, de ma sainte mère qui souffre pour nous très loin, derrière les océans.

Est-ce bien pour moi ce bruit de lampes, ce souffle noir ?

Mais qui de violent frappe à ma porte ?

Ah ! c’est encore vous, enguirlandé de plumes et de palmes,

Monsieur l’Inca Tupac-Yupanqui ?

Qu’avez-vous donc de si pressé à nous révéler ?

Vous me faites plutôt, entouré des ombres, l’effet de me traquer,

De me traquer et de vous tenir toujours à l’est,

Toujours à l’est terrible de ma pensée.

Mais, s’il le faut — ma demeure est bien celle-ci — je vous en prie, entrez.

Et par ailleurs peut-être vous êtes-vous avisé de me défendre et me venger ?

Croyez-moi, vraiment c’eût été décevant, au possible, que de mourir tranquille dans ce flot d’imprécations,

Tranquille et résigné parmi ces bouches débordantes de salive,

qui s’indignent et crachent et me reprochent la solitude du ciel, la couleur tardive de mes regards. »


Les vers libres de M. Gangotena ont dans l’exaltation de la douleur un accent romantique, mais dans la forme à peine assonée, l’absence de rime, la coupe prosodique apportent quelque chose de neuf. La langue est évocative, parsemée d’images bien vivantes. Les sentiments exacerbés du malheureux exilé ne manquent point de fougue et un lyrisme soutenu remplace la métrique absente.

Dans un ultime poème, M. Gangotena montre qu’il manie la langue espagnole avec autant d’aisance que le français.

 

Journal de Liège, 9 février 1934.

 

À ces recensions devaient donc s’ajouter, en terres belges, des republications de fragments d’Absence dans le Journal des Poètes dirigé par Pierre-Louis Flouquet — qui eût aimé faire plus autour du nom de Gangotena —, en janvier 1934 et février 1935, suivis d’un fragment de l’inédit Cruautés en juillet 1935 (avec le consolateur «Message de Jules Supervielle à Alfredo Gangotena» — à lire dans le «Dossier» de notre édition), et enfin la publication du dernier recueil français de l’auteur, Nuit, en 1938 aux Cahiers des poètes catholiques, animés par Flouquet.

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