“Si on peut appeler vers des choses comme celles-ci”: deux échos à la poésie de Gangotena
L’œuvre poétique française d’Alfredo Gangotena (1904-1944), Équatorien de Paris (puis exilé à Quito), a pu susciter en son temps quelques recensions majeures, signées par Jean Cassou, Georges Pillement ou l’ami Henri Michaux, entre autres, à propos des recueils Orogénie (1928) et Absence (1932). Des textes à retrouver dans le «Dossier» de notre édition d’Orogénie et autres poèmes français, établie et préfacée par Émilien Sermier.
Mais les poèmes que Gangotena donna à partir de 1923 dans diverses revues françaises (et belges), et tandis qu’il recevait les éloges épistolaires de Supervielle, Max Jacob ou Jean Cocteau, par exemple, firent aussi l’objet, du côté d’une critique plus facilement effarouchée, d’échos plus marginaux et parfois tout à fait cocasses.
Ainsi du poème «Veillée» (paru dans la 2e série de Chroniques, livraison de Le Roseau d’or, n°10, Paris, août 1926), lu par un chroniqueur grand public comme un exemplaire de la littérature «assez avancée»:
Carnet des lettres : les livres
par
Louis Payen
[extrait]
Le Roseau d’or (Plon-Nourrit, édit.). — C’est le titre général d’un recueil mensuel qui, sous le nom de Chroniques, réunit des contes, des vers, des études littéraires et philosophiques, de littérateurs en général assez avancés. C’est ainsi que le numéro qui vient de paraître donne des vers de M. Alfredo Gangotena, si on peut appeler vers des choses comme celles-ci: «Dans la neige et dans les cendres, comme le manteau des solitudes — le vent dru de la nausée me retourne l’ombilic. — Omnimode est l’épouvante, et sous l’arcade — quelque esprit m’empoigne pour l’estrapade». Parmi les autres rédacteurs, citons MM. Aurenche, Bernanos, Jules Lebreton, Henri Massis, etc.
La Patrie et La Presse, Paris, 6 septembre 1926, p. 2.
À propos de la même publication, un autre fit des efforts, tout plein de charité chrétienne, mais ne laissait de confesser une certaine perplexité:
Le Roseau d’Or
par
Louis Maisonneuve
Qu’est-ce que les chroniques du Roseau d’Or, dont le deuxième numéro vient de paraître? [Note: Paris, chez Plon-Nourrit. Août 1926.] Un recueil d’œuvres très diverses par le fond et la forme, traitant de sujets variés : philosophie, poésie, roman, critique, histoire. L’inspiration catholique rassemble et anime ces pages disparates; jamais, sans doute, la sagesse des traditions et l’audace des nouveautés ne formèrent alliance aussi intime et résolue.
Une quinzaine d’écrivains se présentent à nous franchement et librement, uniquement soucieux d’exprimer leurs convictions et leurs prédilections, mais tous dociles à la règle de Foi qu’impose l’Église: c’est dire que vous trouverez ici des affirmations, des théories, des effusions, des hardiesses, des paradoxes capables de vous intéresser, de vous séduire, de vous charmer, de vous étonner, de vous choquer, de vous irriter; mais pour ceux qui se plaisent au jeu des idées, ce livre est un précieux témoignage de l’activité intellectuelle de nos contemporains.
Ne soyez pas intimidés par la dissertation théologique écrite, il y a seize ans, par un éminent Dominicain, le Père Clérissac, mort avant la guerre: La Messagère de la Politique divine, c’est Jeanne, la Libératrice, avec son désir passionné du sacre de Reims, destiné à rendre visibles les liens surnaturels qui devaient, au XVe siècle, rattacher le Dauphin au Christ, Roi universel des âmes et des peuples. La gravité, l’austérité des considérations développées par le savant religieux, s’accordent à une sorte de lyrisme qui échauffe et colore ses formules.
Franchissez cent pages, vous trouverez la traduction d’un roman anglais: The young visiters, composé par une enfant de neuf ans, Daisy Ashford, «qui a connu, en Angleterre, depuis le jour de sa publication, un incroyable succès». Jean Cocteau, dans une préface, déclare que ce livre «sort de l’enfance, imbibé d’elle, comme une éponge de la mer». Avouerai-je qu’il m’a rappelé ces dessins colligés par de savants psychologues pour nous faire apprécier les aptitudes exceptionnelles de bambins remarquablement doués? Je rends hommage à ces qualités précoces, mais je n’aime pas les fruits verts; cela m’ennuie; vous voyez que je suis «affreusement sincère».
Ce n’est pas ma faute si les notes d’Henri Massis, à propos de Péguy, A. France, Charles Mourras et Paul Valéry, me font éprouver un plaisir intense. Vous avez peut-être déjà lu ailleurs la phrase d’A. France, sceptique et anarchiste, embrassant avec émotion, pendant la guerre, le jeune soldat, en lequel perçait déjà le pénétrant philosophe chrétien : «Je ne suis pas sûr du tout que ce ne soit pas vous qui ayez raison». Péguy «est un conducteur de nos âmes, un directeur de nos pensées», un guide par l’honneur, la fierté, le bon sens et le courage. — «Toute l’œuvre de Maurras semble sortir d’une méditation sur la mort» dont «l’individualisme ou romantisme, la démocratie ou révolution», peuvent être envisagées comme les «puissances», menaçantes et dévastatrices. — La «sensualité de l’esprit quasi mystique» de Paul Valéry, nous semble exactement dégagée en quelques lignes.
Plusieurs fois, déjà, nous avons essayé de définir Jacques Rivière, cette victime d’André Gide, que la grâce de Dieu a délivré, à sa dernière heure, des hésitations et des tergiversations de sa vie tourmentée, pour lui ouvrir, toutes grandes, les portes mystérieuses qui conduisent au royaume de Dieu. Vous connaîtrez et comprendrez mieux cet esprit d’élite par le commentaire de Jules Lebreton recherchant et découvrant les traces de Dieu dans la vie de Jacques Rivière.
Comme tous ceux qui ont essayé de concevoir une idée exacte de l’humanisme, vous avez votre idée sur Érasme, ce philosophe et essayiste, sociologue et polémiste; il se pourrait qu’Émile Dermenghem dérangeât votre opinion et vous démontrât, par de spécieux arguments, qu’il fut un auxiliaire de Thomas Morus (un véritable héros et un saint, celui-là, malgré l’Utopie) contre Nicolas Machiavel et sa politique trop réaliste.
Mais si j’entreprends d’analyser tous les articles dont est constitué ce volume, je n’aurai l’espace ni le loisir nécessaires pour vous soumette quelques impressions sur des «poèmes» qui m’ont littéralement épaté. L’Académie française a été bien inspirée en donnant droit de cité, dans la langue française, à ce verbe significatif.
Voici le début d’une pièce qui a pour titre: Les Bisons porteciel; lisez attentivement: «La tour plonge, la tour d’ailes; le zèbre bleu trompe son monde. Choisir sa cloison, réfléchir avec des fleurs, appliquer le givre aux jeux, le creux aux cuisses. L’espace lassé, cette roue trop longue, c’est un enfant en costume de plaine». Tenez-vous à ce que je continue? Je n’en ai pas le courage: c’est dur de copier des mots auxquels je ne comprends rien.
Or, Max Jacob, Alfredo Gangotena et même Justin Klotz, sollicitent notre sagacité par un certain nombre d’énigmes, un peu moins hermétiques, peut-être, mais suffisamment absconses, pour que les braves gens, naïfs comme moi, demeurent ébahis ou consternés. Cependant, dans une conférence, évocatrice et fertile, Jean Cocteau disait à son auditoire: «Pour aborder certaines œuvres, il faut savoir se mettre dans un état d’esprit neuf… le grand défaut des critiques, même de ceux qui s’intéressent aux nouvelles expressions d’art, c’est d’en pressentir la valeur, mais de prendre pour défauts, pour maladresses, tout ce par quoi elles contredisent les expressions précédentes. C’est dans cet écart que consiste justement l’originalité».
Soit ; efforçons-nous de nous adapter à des formes artistiques auxquelles notre éducation, nos habitudes, nos goûts nous rendent instinctivement réfractaires. Sans abjurer le culte de Bossuer et de Racine, de Pascal et de La Fontaine, de Michel-Ange et de Beethoven, nous admettrons qu’on offre à l’admiration des jeunes gens Verlaine et Mallarmé, Claudel et Valéry, Maurice Denis et Erik Satie. L’esprit, l’œil, l’oreille subissent l’influence des formes d’art, découvertes, imaginées ou inventées, pour exprimer des combinaisons d’idées, d’émotions, de lignes, de couleurs, de sens, de nuances, répondant aux évolutions intellectuelles, morales, sociales que subit l’humanité durant sa marche à travers les siècles.
Que cette transformation puisse se concilier avec l’immuable dogmatisme, les Chroniques du Roseau d’Or l’affirment et tendent à le prouver. Personne ne met en doute la fermeté et la ferveur des croyances auxquelles sont résolus à demeurer fidèles les écrivains qui abordent, en ce recueil, des problèmes distincts et importants, tels que le Destin de la culture ou la Chine et les Missions.
Néanmoins, de même qu’il y a des vérités religieuses absolument certaines, puisqu’elles sont la parole même de Dieu, et aussi des vérités philosophiques qu’on ne peut contester, parce que la valeur de la pensée et la réalité des êtres en dépendent, n’y a-t-il pas aussi des principes esthétiques dont la violation produit le désordre et l’anarchie?
Quand je rencontre dans: Veillée, des vers tels que ceux-ci:
Le voyageur n’a comme vêtements que les pellicules de l’eau pourrie.
J’ai le droit, sans doute, de préférer les Méditations, les Feuilles d’automne, les Nuits, à ces phrases symboliques, dont je ne suis pas très sûr d’interpréter comme il faut la signification.
Allons jusqu’au bout : si j’ignorais que les auteurs de ces poèmes difficiles sont des chrétiens, mes frères dans la foi, il est infiniment probable que cette littérature m’inspirerait une invincible répugnance: «Alors, vous êtes partial et injuste?» — C’est possible, après tout; mais n’est-il pas légitime que ma sympathie exerce une influence sur mes jugements? Sachant qu’il y a une harmonie réelle et profonde qui unit ma manière de pensée à celle des écrivains et des artistes qui traduisent à leur façon leurs convictions chrétiennes, j’éprouve à leur égard une complaisance que je ne ressens pas au même degré envers les mécréants. Je ne m’accuse pas, je ne m’excuse pas de cette intime disposition. Est-ce à dire que le catholicisme soit un indice de perfection littéraire? Ne me faites pas dire de bêtises: il y a des vers pieux qui ne valent pas les quatrains célébrant naguère les qualités des savons du Congo, des peintures pieuses inférieures aux images d’Épinal, des cantiques pieux qui sont d’ineptes mélodies; mais l’attention que provoquent les essais d’art nouveau aboutit parfois à des suggestions, à des recherches qui nous révèlent des aspects imprévus de l’immuable Vérité et de l’éternelle Beauté. Il est naturel, il est équitable d’incliner vers les œuvres de nos amis nos facultés de comprendre et d’aimer.
L’Express du Midi, Toulouse, 12 octobre 1926, p. 1.
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