“M. Alfred Gangotena, poète français”: sur les débuts de Gangotena (2)
Les grandes enquêtes de Paris-Soir :
De quoi se compose Paris ?
Les Équatoriens
par
Gonzalo Zaldumbide
Cette enquête aura entre autres résultats de nous faire dénombrer les amis de la France — et de nous prouver qu’ils sont plus nombreux que nous ne le croyons en nos jours de pessimisme. Rien ne peut nous être plus agréable que de présenter aux lecteurs de Paris-Soir les hauts personnages venus des plus lointaines nations du globe et qui, représentants de leur patrie à Paris, disent tout uniment qu’à mieux connaître notre pays, ils l’aiment chaque jour davantage.
M. Gonzalo Zaldumbide nous a réservé l’accueil non point de l’ambassadeur, mais du confrère. — Ils sont nombreux ceux de la Carrière qui cherchent dans les lettres un délassement. — Le ministre de l’Équateur a publié dans sa prime jeunesse une plaquette à l’éloge de Barbusse, lors de l’apparition de L’Enfer, au moment que cette œuvre maîtresse était généralement ignorée par notre critique. C’était, n’est-ce pas, d’un esprit clairvoyant et judicieux ? Un livre sur d’Annunzio fut la première étude d’ensemble consacrée à l’œuvre total du nouveau prince italien. Puis l’Amérique le reprit et les travaux du diplomate ; pourtant il écrivait dans les journaux et revues des deux mondes, suivant la trace de son illustre père, le poète et philosophe Julio Zaldumbide.
En 1914, il arriva à Paris ; il y passa toute la guerre, devint le ministre plénipotentiaire de l’Équateur et conçut un si grand amour pour la France que son plus cher désir est de perdre l’accent espagnol au point que nul ne le puisse plus distinguer de ses amis les Français.
Pierre Bonardi.
— De quel pays êtes-vous, monsieur
— De l’Équateur, madame.
L’Équateur ? C’est bien vague comme pays, pense mon interlocutrice : en tout cas, ça ne peut être que très chaud… Et elle songe au « passage de l’équateur » que célèbrent les récits de traversées, à cette écharpe de soleil qui ceint la rondeur de la terre.
Comme si une bouffée de chaleur lui arrivait au visage, au seul nom de l’Équateur, la dame ne voit que du soleil sans merci, et toute une fantasia tropicale se déclenche dans son imagination : des forêts étouffantes où croupissent des eaux fiévreuses sous les vols d’oiseaux enflammés, et où les arbres poussent des boas comme des branches, vous tendent d’énormes fruits serrés, par les lianes inextricables, comme le Persée tend la tête de la Gorgone ; ou bien, des terres calcinées, d’une aridité, d’un éclat métalliques ; une haleine de fournaise qui tremble et chatoie, visible, sur l’horizon, comme un voile diaphane ; des ciels d’un bleu dur, si pur, que les étoiles au contour précis n’y semblent que des accessoires détachables…
Je vois que si je laisse la dame se débrouiller, jamais elle n’arrivera à soupçonner qu’il peut y avoir, sous ces latitudes, des contrées discrètes, placides, aux splendeurs atténuées. Je vais au secours de son malaise géographique et atmosphérique, et lui dis :
— Évidemment, madame, tout ce que vous imaginez là, c’est bien de l’équateur. Mais l’Équateur est autre chose. C’est un pays, c’est même une république consciente et organisée. Il est dans la zone de feu, mais sa poitrine est haute et respire près du ciel, tandis que la mer Pacifique caresse ses flancs de courants rafraîchissants. Bref, un climat paradisiaque.
— Le printemps éternel ?
— Exactement.
— Mais, alors, pourquoi lui a-t-on donné ce nom qui induit tant de gens en erreur ?
— En effet, madame, c’est un nom qui lui fait tort. Comme le Pérou s’appelle toujours le Pérou, quoiqu’il ne soit plus « le Pérou », au dire du charmant écrivain qui vous l’a présenté ici-même ; comme le Mexique s’appelle toujours Mexique, l’ancien royaume de Quito, devenu sous les espagnols, Présidence et Audience Royale de Quito, aurait dû conserver son vrai nom. Le nom nouveau — qui aura, tout de même, dans dix ans, un siècle d’existence officielle — nous le devons, un peu, à la France, à son insu, il est vrai. Dans la première moitié du XVIII siècle, l’Académie Royale des Sciences, de Paris, envoya Godin, Bouquer et La Condamine mesurer un arc de méridien sous l’équateur. Ces grands savants vinrent à Quito, séjournèrent dans le pays plusieurs années, et, pour commémorer leurs travaux comme pour signaler des points déterminés, ils érigèrent, tout près de Quito, deux pyramides, à l’endroit où midi ne fait pas d’ombre. Les opérations de triangulation sur les montagnes, auxquelles les habitants ne comprenaient rien, les discussions survenues par la suite, à propos des inscriptions latines et des fleurs de lys gravées par les savants français et contestées par leurs adjoints espagnols, donnèrent cours à des suppositions où l’ignorance et les superstitions mêlaient le nom d’équateur à des plans mystérieux, à des craintes même d’une autre conquête. Plus tard, au moment de l’Indépendance, ayant adhéré à la constitution de la Grande-Colombie, l’ancienne Présidence de Quito était souvent désignée par cette particularité devenue célébre et le nom d’Équateur fut adopté finalement par la république qui mit sur son écusson ce fameux soleil aux rayons perpendiculaires.
Justement, le premier voyageur de marque, venu de l’ancien Quito en France, était l’ami et collaborateur de La Condamine, avec qui il explora le fleuve des Amazones, le savant Pedro Vicente Maldonado, auteur de la première carte géographique du pays, reçu en séance par l’Académie Royale des Sciences, de Paris, et par celle de Londres.
Du temps des Espagnols, peu d’Américains venaient en Europe. Les religieux avaient parfois l’occasion et la commodité de venir dans leurs couvents d’Espagne ou d’Italie. Les voyageurs ordinaires devaient emporter avec eux tout le pécule du voyage jusqu’au retour hasardeux. Quelques grands seigneurs, comme le comte de Casa-Jijon, venaient en France et rapportaient, pour les implanter dans la colonie endormie, des idées, des mœurs élégantes, des machines. La mode continue.
Le plus célèbre de nos voyageurs fut Juan Montalvo, le Cervantès américain. Pèlerin nostalgique et sentimental dans sa jeunesse, exilé stoïque après, il vint en France par trois fois et mourut à Paris, rue Cardinet, où une plaque devrait rappeler aux hispano-américains la scène solennelle de sa mort. Il aimait de plus en plus Paris, quoique à ses débuts, il préférât l’Italie. Il aimait particulièrement le jardin du Luxembourg où il croyait trouver une mélancolie à son goût. Les deux cygnes du bassin furent ses amis, nous dit-il. Pas les seuls. Lamartine honora de son accueil magnanime le jeune « barbare » qui voulait défendre la candeur native des dangers de la civilisation.
Avant Montalvo, l’homme, « le tyran » qui devait exciter glorieusement la terrible éloquence de ses colères, était venu à Paris se perfectionner dans les sciences physiques. Les tentations de Paris avaient sans doute un pouvoir plus troublant sur le catholique pratiquant Garcia Moreno que sur le « païen » Montalvo, puisque, pour ne pas courir à sa perte, le vigoureux ascète se faisait raser cheveux et sourcils et se renfermait dans sa chambre d’étudiant.
Les actuels étudiants équatoriens — et ils sont nombreux au Quartier — se montrent constamment chevelus. Peut-être ont-ils apprivoisé les sirènes dont le grand homme avait horreur, et rompu leur charme néfaste en les connaissant de près.
À mesure que les voyages deviennent plus fréquents, par suite des commodités croissantes des moyens de transports, moins de familles restent a demeure en France. La colonie se fait et se défait constamment, mais il y a un noyau résistant. Parmi les résidents — on ne saurait les énumérer tous — citons d’abord notre doyenne, Mme de Diaz-Erazo, dont le vif esprit et l’entrain juvénile attirent vers la vaste et seigneuriale demeure de la rue Bassano de nombreux amis de toujours, d’hier et de demain.
En voyant Mme de Diaz si entourée d’amis venus de tous les coins d’Amérique, ses filles, la comtesse de Castilleja et la baronne Marocchetti, deux parisiennes accomplies, très répandues dans les milieux aristocratiques français, comprennent le charme qui retient leur mère, si fidèle d’esprit et de cœur, à ses amitiés américaines.
On a chez nous le don de l’amitié. Aussi, la colonie est des plus unies. Personne ne pratique ce culte avec plus de généreuse sympathie et de vivacité naturelles que Mme Rosales, femme de l’éminent homme d’État et grand honnête homme don Carlos Benjamin Rosales. De sa maison-si hospitalière, ses trois filles, de véritables artistes, ont fait aussi un foyer des arts. Pendant que l’une d’elles peint, l’autre réalise ou rêve des danses idéales qui ressuscitent des visions antiques, et l’aînée, premier prix du Conservatoire, attaque au piano les plus ardus chefs-d’œuvres. Le public des concerts parisiens a applaudi à maintes reprises Mme Isabel Rosales de Aguirre dont le jeu puissant et subtil ne perd jamais dans l’ampleur d’exécution le charme concentré et profond de son sentiment de la musique.
C’est peut-être ce même respect intelligent et averti de la perfection dans l’art qui a empêché un artiste dans l’âme comme M. Alejandro de Avilès de rendre plus fertiles ses dons. Il s’est contenté d’être un parfait connaisseur.
Parmi les salons les plus courus, citons encore — il serait long et sans doute monotone de les énumérer tous — celui où Mme de Aspiazu, secondée par ses deux filles, déploie tant de savoir-faire avec le calme digne et le tact d’une grande dame.
Si Mme Leticia Borja de Cordovez répondait aux personnes qui lui demandent, ici, comment elle a pu préserver, depuis des générations, sous le tropique, la blondeur vénitienne de ses cheveux et la transmettre à ses filles, elle pourrait dire — mais elle ne le dit pas — que c’est un secret qu’elle tient de Lucrezia Borgia, secret de famille arrivé jusqu’à elle en ligne directe. On sait que les Borgia sont des Borja. On sait moins que les Borja de l’Équateur ont le droit d’être fiers de leur lignée romantique. Nous avons actuellement à Paris le poète César Borja, fils d’un autre grand poète qui s’appelait également César, mais employait ses loisirs et ses forces tumultueuses mieux que le lointain ancêtre, son homonyme : en traduisant des vers français et en en faisant de fort beaux en espagnol.
J’aurais hâte de quitter « le monde » pour vous parler des écrivains, des poètes, des artistes équatoriens actuellement à Paris, si je ne savais que cela m’entraînerait trop loin. Mais je ne peux m’empêcher de citer au moins les trois peintres qui exposent actuellement au Musée Galliera. M. Egas, tempérament inquiet et chercheur, qui a peint surtout des Indiens, avec une fougue et un réalisme très expressifs ; M. Rendon — fils de l’ancien ministre de l’Équateur à Paris — talent très moderne, et M. Flores, collectionneur d’antiquités coloniales, aux goûts raffinés et sûrs.
Parmi les jeunes poètes, vous pourriez lire dans Intentions et dans d’autres revues d’avant-garde, des poèmes d’une saisissante originalité, de M. Alfred Gangotena, poète français, que Max Jacob guide de ses conseils affectueux et que le très grand poète Jules Supervielle encourage de son espoir clairvoyant.
Pourrais-je, pour finir, rappeler que mon pays a toujours aimé la France avec prédilection, qu’il a rompu ses relations avec l’Allemagne pendant la guerre, que des équatoriens se sont engagés volontairement et que quelques-uns d’entre eux ont donné leur vie ou leur sang ?
Paris-Soir, 27 mars 1924, p. 1-2.
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