In memoriam (2): Alcântara Machado par José Lins do Rego
Mourir jeune permet parfois à la postérité de s’occuper plus vite de vous. Le 14 avril 1935 à 14h25, à la Maison de Santé São Sebastião, à Rio de Janeiro, disparaissait António de Alcântara Machado, écrivain moderniste, journaliste et depuis peu politicien originaire de São Paulo. Il allait sur ses 34 ans et n’avait guère à son actif, en termes de production littéraire, qu’un reportage et deux minces recueils de nouvelles. Les publications posthumes n’allaient pas tarder mais d’abord, un an plus tard très exactement, à l’initiative de sa famille, paraissait le volume collectif Em memória de António de Alcântara Machado, une précieuse compilation d’articles nécrologiques, discours, souvenirs et hommages divers.
Parmi les jugements les plus significatifs que contient cet ouvrage, voici celui de José Lins do Rego (1901-1957), lequel avec ce point de vue des romanciers régionalistes du Nordeste apparus dans les années trente, proposait déjà un bilan critique du modernisme de São Paulo. Entre Mário de Andrade et Oswald de Andrade, Alcântara Machado était sauvé, avec toute la virtualité d’une œuvre tôt interrompue.
L’écrivain António de Alcântara Machado
par
José Lins do Rego
Le fameux mouvement moderniste de São Paulo se prête déjà très bien à une étude dépassionnée, dès lors que le temps a refroidi les enthousiasmes et les préventions. Il est vrai qu’avec les torrents qu’il a déchaînés, plus d’une immondice est descendue dans les plaines.
Ils brisèrent les clefs d’or des sonnets, mais ce que les jeunes gens de São Paulo tentèrent avec tant de succès ne fut pas qu’une rébellion extérieure. Ils avaient quelque chose d’intime à dire dans les vers et dans la prose de ce temps-là. Et l’on doit avouer qu’il y avait, à côté des blagues*, un intérêt humain dans leur force de création. Il avait beau rechercher l’érudition, Mário de Andrade était un poète d’âme, dont la vibration lyrique était un peu dénaturée par sa préoccupation sectaire. L’autre Andrade [Oswald de - NdT] fut une sorte de corsaire dans cette guerre-là, mais un corsaire que n’intéressait que le cadavre de l’adversaire, pour piétiner le pauvre homme. Il tua bien du monde avec férocité. D’ailleurs, ce goût pour l’assassinat ne s’est pas adouci avec l’âge. Comme les bandits professionnels, le poète du bois brésil aime les collections d’oreilles pour la délectation de ses bons loisirs d’homme de lettres. La littérature, entre ses mains, est toujours un instrument de supplice, pour ses ennemis. Mais tout cela doit déjà lasser l’écrivain consacré d’Estrela de absinto. Tuer en littérature n’est pas autre chose qu’un métier cruel. C’est pourquoi sa contribution à la rébellion de São Paulo est aujourd’hui presque sans intérêt. Le poète s’amusait par trop, se moquait de tout. Et la poésie est une chose plus sérieuse, elle va plus loin que la blague* pour la blague*. Ce qu’on ne peut nier, c’est que personne, à l’heure du combat, ne fut plus fort que lui, qui faisait ce qu’aucun autre ne pouvait faire. Ainsi fut-il admirable dans la déforestation, mais il ne planta pas grand-chose de grand. Et cependant, comme lui, peu eurent la capacité de faire des choses définitives.
Maintenant, avec António de Alcântara Machado, ce fut autre chose. Plus jeune que les deux Andrade, Alcântara fut le plus brésilien, le plus direct dans la formation de son œuvre. Tandis que Mário étudiait le folklore, Alcântara, regardant la vie, voulait voir, sentir en tant qu’homme. C’est pourquoi ses nouvelles sont davantage libérées de la volonté de briller, d’emblée. Avec Oswald de Andrade, il créa le mouvement nativiste appelé l’Anthropophagie. Ils furent en ce temps-là de terribles mangeurs de chair blanche. Et plus d’un évêque Sardinha fut dévoré en moqueca par la faim cannibalesque de ces deux-là. Le programme de la Revista de Antropofagia présentait plus d’une chose que les dirigeants de l’Aliança Libertadora pourraient utiliser, avec intelligence. Au fond, c’est l’impérialisme qu’Alcântara, Oswald et [Raul] Bopp aspiraient à combattre.
C’est de ce temps-là que date Laranja da China d’Alcântara, un livre de nouvelles dans une langue délicieuse. La force de vie des pauvres hommes que l’écrivain a captée à la source est de celles qui palpitent à vue d’œil. Mais ce qu’il y a de stupéfiant dans ce livre, c’est la trouvaille de son langage. L’écrivain a surpassé Macounaïma sur ce point. La langue de Macounaïma est un formidable bouquet d’idiotismes qui finit par donner un dictionnaire. Mais parfis l’érudition embarrasse le grand écrivain. L’enthousiasme poétique, la spontanéité se perdent. Mário de Andrade a subjugué le poète qu’il est. Et la langue se dessèche, elle perd l’odeur et le goût de la terre mouillée.
La langue d’Alcântara est libre, elle vient de l’intérieur de ses personnages, elle s’articule avec une pureté admirable. De lui aurait pu sortir le grand romancier de São Paulo, parce qu’António de Alcântara Machado disposait comme peu de l’élément essentiel au roman, qui est la capacité de l’écrivain à se trouver en intimité avec la vie et à ne pas banaliser la vie.
Et c’est justement lui qui meurt à trente-trois ans et avec devant lui un monde à créer.
Trad. A. C.
(Source : Em memória de António de Alcântara Machado,
s. l., s. n., s. d. [São Paulo, impr. Elvino Pocai, avril 1936],
p. 78-81.)
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