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Huidobro rastaquouère

À Paris, entre 1917 et 1925 notamment, Vincent Huidobro (chilien si l’on veut — il est vrai qu’il était alors vaguement attaché à la Légation du Chili dans la capitale française) s’est donné bien du mal pour s’assurer un rond de serviette à la table de la poésie française moderne, et pour y faire entendre la note créationniste parmi tous les -ismes du moment. Entre éditeurs, imprimeurs et revues d’obédiences diverses, on l’aura vu évoluer dans des espaces plus ou moins parisiens, plus ou moins francophones — à la vérité, bien souvent, un peu trop visiblement cosmopolites.


Non content d’avoir placé en 1917 toute une série de poèmes (traduits, auto-traduits ou écrits directement en français) dans Nord-Sud de Pierre Reverdy (revue qu’il finança), il faisait tirer à la fin de l’année son premier recueil en français, Horizon carré, chez Paul Birault, ce petit imprimeur sollicité à la même époque par Reverdy et consorts. Si c’est à Madrid, circonstances obligent, que furent imprimées en 1918 les rares plaquettes Hallali et Tour Eiffel (des textes explicitement écrits, tout de même, à Paris), le poète était à nouveau de Paris lorsqu’il lançait fin 1921 l’anthologie personnelle Saisons choisies, à l’enseigne des Éditions La Cible (la galerie récemment ouverte par le libraire-éditeur Jacques Povolozky, un émigré russe qui éditait aussi sous son nom), sortie des presses de l’Imprimerie Union (fondée vers 1910 par deux émigrés russes) à laquelle il venait aussi de confier le deuxième numéro de sa propre revue Création en novembre 1921 (le premier ayant paru sous son titre espagnol, à Madrid en avril). En 1925, enfin, juste avant de regagner le Chili (pas pour longtemps), il lançait ses deux derniers recueils français : Automne régulier et Tout à coup, sortis eux aussi de l’Imprimerie Union, le premier paraissant à l’enseigne de la Librairie de France, le deuxième étant mis en dépôt au Sans Pareil. Au même moment : les fameux Manifestes, aux parisiennes Éditions de la Revue mondiale, un volume encore sorti des presses de l’Imprimerie Union.

À ces apparitions en volume se seront ajoutées nombre d’interventions en français, avec poèmes, manifestes ou autres textes critiques, dans une multitude de revues d’avant-garde hexagonales mais aussi européennes, francophones ou même pas et pour ainsi dire effrontément polyglottes : Nord-Sud comme on l’a dit, Dada dirigée par Tzara à Zurich, le Dada Almanach édité par Huelsenbeck à Berlin, La Vie des Lettres de Nicolas Beauduin, L’Esprit nouveau de Paul Dermée (puis Ozenfant et Jeanneret), Action de Florent Fels, La Bataille littéraire plutôt bruxelloise, Zenit à Zagreb, sa propre revue Creación/Création, Le Cœur à barbe de Ribemont-Dessaignes, Gargoyle de l’émigration nord-américaine à Paris, le quotidien Paris-Journal, Het Overzicht de qui ne signait pas encore Michel Seuphor à Anvers, Manomètre d’Émile Malespine à Lyon, Le Mouvement accéléré de Dermée… Sans rien dire, après 1925, de Feuilles volantes et des Cahiers d’art de Christian Zervos, de Bifur où œuvrait Ribemont-Dessaignes comme rédacteur en chef, de La Revue européenne d’Edmond Jaloux, Valery Larbaud et al., de Transition et Vertigral d’Eugène Jolas…

L’identité même de ces revues, on s’en doute, et leurs sommaires bigarrés, auront eu de quoi semer une inquiétude peu propice dans les esprits étriqués de la critique franco-française.


Alors : poète français, Huidobro ? poète de France, vraiment ?

Certes non. Allogène et fondamentalement bilingue, plutôt. Un peu suspect. Encore un de ces ridicules rastaquouères. Un Barnabooth avant-gardiste, un Guanamiru en mal de réclame, oui.

Fort heureusement, en un temps où des Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, Frédéric Louis Sauser et autres Samuel Rosenstock — de bons Français pour sûr — menaçaient de prendre en main les destinées de la poésie frânçaise, certains critiques auront su monter la garde, et alerter sur les troubles activités de métèques alors par trop nombreux.

 

Ainsi de cet écho à la revue Nord-Sud (dont venait de paraître le n°6-7, contenant les poèmes « Orage », bientôt recueilli dans Horizon carré, et « Tour Eiffel », qui allait connaître en 1918 une édition spéciale illustrée par Robert Delaunay). C’est peut-être bien, d’ailleurs, la toute première mention critique de Huidobro dans la presse française…

 

Les sciences, les lettres, les arts

[extrait]

Le Scribe

 

Nord-Sud, s’il faut en croire la couverture, est une revue littéraire. Mais il y a littérature et littérature. Celle de MM. Dermée, Apollinaire, Huidobro et tutti quanti témoigne surtout d’un ardent désir d’épater les bourgeois ; il ne suffit pas d’élucubrer des poèmes (!) incohérents pour avoir droit de gémir sur le béotisme des critiques et l’incompréhension des contemporains.

 

Le Journal du Peuple, Paris, 30 août 1917, p. 2.

 

 

Quand cette élucubration prit la forme, chez Huidobro, d’un premier livre de vers en français, Horizon carré (décembre 1917), un béotien critique sut relever la supercherie :

 

Les lettres

Ouvrages récents

[extrait]

par M.-C. P

 

— L’Espagnol Huidobro ne parvient pas à être aussi original qu’il le souhaite à coup sûr dans son Horizon carré. Il est simplement bizarre (il y a une nuance). Et il serait original s’il le voulait car il a des qualités de poète… Mais au fait, si la charade lyrico-typographique qu’il nous présente formait un simple recueil composé selon la tradition, il n’y aurait peut-être plus rien du tout que quelques impressions banales. Je me méfie toujours un peu des étrangers qui veulent totalement renouveler notre esthétique !

 

Le Pays, Paris, 14 juin 1918.

 

 

On comprend mieux qu’un Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, pardon un Guillaume Apollinaire, enfin ce fut sous un pseudonyme joliment français, ait alors pris la défense de Huidobro, selon un argumentaire un peu contourné :

 

Chronique des livres

[extrait]

par

F. Jolibois

 

Dans Horizon carré, M. Vincent Huidobro a donné la mesure d’un talent déjà très exercé.

La qualité d’Espagnol d’Amérique et le fait qu’il ait choisi la voie de la poésie moderne ont fait dire que les nouvelles théories permettaient d’être poète français sans savoir le français. Où a-t-on pris cela ? On en a dit autant de la théorie des Parnassiens. Il suffisait de choisir des mots sonores ou poétiques, de les entremêler de termes abstraits pour être poète. C’était une erreur. Car les seuls dignes de ce nom parmi les Parnassiens furent ceux qui étaient vraiment poètes et la qualité d’Américain, qui appartenait à José-Maria de Heredia, ne l’a pas empêché d’atteindre la perfection idéale de l’école à laquelle il se rattachait.

 

Les Arts à Paris, n°2, Paris, 15 juillet 1918.

 

 

Question écoles, en 1919 Tzara venait de lancer depuis Zurich le n°3 de la revue Dada, comprenant le poème « Cow-boy » (tiré d’Horizon carré, coquille comprise). Et voici comment Huidobro, bon gré mal gré, se trouva mis à l’honneur d’une longue chronique mi-attentive mi-moqueuse sur le dadaïsme, au sein duquel il put apparaître, notons bien, comme « une manière de classique, un symboliste attardé » :

 

Du dadaïsme

par

François Poncetton

 

Sur le Far West

où il y a une seule lune

Le Cok Boy chante

à rompre la nuit

Et son cigare est une étoile

filante

Son poulain ferré d’ailes

N’a jamais eu de panne

Et lui

la tête entre les genoux

dans un Cake Walk

New York

à quelques kilomètres

Dans les gratte-ciels

Les ascenseurs montent comme des thermomètres

Et près du Niagara

qui a éteint ma pipe

Je regarde les étoiles éclaboussées

Le Cow Boy

sur une corde à violon

Traverse l’Ohio

 

J’imagine que ce petit poème de M. Vincente Huidobro enchantera toute âme un peu bien lyrique. Il aurait plu, mieux qu’aucun autre, au bon Jarry. Mais, de son temps, le dadaïsme n’avait point encore donné ses fruits, et l’on ne savait pas encore « s’énerver et aiguiser les ailes pour conquérir et répandre de petits et grands a. b. c. » J’emprunte cette formule au manifeste dada de 1918, paru dans le troisième fascicule de l’organe officiel du dadaïsme, lequel est imprimé à Zurich. Mais il la faut compléter. Quelle est cette région littéraire et artistique qui nous est révélée sur les bords d’un lac agréable ?

Écoutons la voix de l’Évangile nouveau. Vous saurez, premièrement, que « Dada ne signifie rien ». Ce qui est décevant. « Dada est l’enseigne de l’abstraction ». Il est né d’un besoin d’indépendance et de méfiance envers la communauté. Que se propose-t-il donc, au juste ? M. Tristan Tzara, son directeur, va vous le dire : « Ici, nous jetons l’ancre, dans la terre grasse. Ici, nous avons le droit de proclamer, car nous avons connu les frissons et l’éveil. Revenants, ivres d’énergie, nous enfonçons le triton dans la chair insoucieuse. Nous sommes ruissellements de malédictions en abondance tropique de végétations vertigineuses, gomme et pluie est notre sueur ; nous saignons et brûlons la soif, notre sang est vigueur. »

*

L’on devine les obstacles insurmontables qu’un critique de bonne volonté rencontre dans l’étude de ces modes nouveaux de l’activité intellectuelle. La preuve évidente des erreurs où les esprits médiocres peuvent se laisser glisser en interprétant des œuvres qui dépassent leur compréhension nous est donnée par une petite note imprimée en marge de la première page du manifeste. Il suffit de faire décrire à la revue Dada 3 une révolution d’un quart de cercle : car le dadaïsme semble haïr la parallèle qui assemble les lignes. Par ce simple effort, il devient manifeste à tout individu sachant lire, qu’il n’est qu’un « veau devant la porte d’un monde présent », s’il marque de l’incompréhension, considérant une « éruption » qui l’écrase. Et l’on est réduit à prospecter ces pages avec une modestie que renforce le sentiment d’une misère spirituelle, parfaitement incurable, en face d’apôtres « rudes, bondissants et chevaucheurs de hoquets. »

J’ai dit que Dada assemblait dans la même recherche, l’art et l’idée. Il fait mieux, il les fond en un alliage d’un vibrant métal, que nos faibles mains sont inhabiles à décomposer. Et ce n’est que pour obéir à une coutume presque désuète que je séparerai ce qui forme l’unité pour reconnaître que les gravures qui nous sont offertes ne m’ont point émerveillé autant que je le souhaitais. Le dirais-je même ? Elles m’ont causé quelque désillusion. La plupart n’assemblent que du noir autour de blanc, et manifestement n’intéressent que deux dimensions de l’espace. Nous avons ici des cubistes qui font bien plus fort. Et n’était qu’elles ne représentent rien de comparable aux données du monde sensible, elles ressembleraient à des dessins de l’École des Beaux-Arts. Je parle, que l’on m’entende bien, du point de vue d’un homme de l’espèce ordinaire, donc seulement d’un œil de veau. Et j’en excepte les bois de M. Marcel Janco, polychromes, d’un art autrement ésotérique, qui doivent plaire aux initiés dont les sens ont l’avantage de vibrer à des ondes ultra-humaines.

*

Mais la lecture de Dada est riche de proses et de vers qui doivent contenter les plus difficiles. J’ai cité dans son entier la poésie du Cow Boy. Déjà il me vient un scrupule. Dans cette pléiade d’aèdes, il me semble que M. Vincente Huidobro doit apparaître comme une manière de classique, un symboliste attardé, insuffisamment abscons. Comment le louer, quand, à ses côtés, M. Francis Picabia célèbre la « Salive américaine ».

 

Sur un carnet de poche Zanzibar

le nu vient sans moyen de transport

 

Ou que M. Birot ordonne un poème à trois voix simultanées :

 

Il fait beau dans mon cœur

Pan-pan-pan-pan-pan-pan-pan…

 

Que ceux qui préfèrent les abstractions philosophiques ne se découragent pas, et qu’ils étudient, par exemple, la « Seconde origine de la voie lactée », où M. Alberto Savinio parfait la métaphysique de l’heure.

*

Il ne manquera pas de bons esprits qui ne goûteront qu’à demi ces hardies anticipations esthétiques. Blâmons-les, et louons selon nos moyens le dadaïsme et ses fidèles. Il n’est pas mauvais d’avoir son dada. Et il est excellent que les dadas jeunes soient à l’avant de la caravane. Il en reste assez de vieux à l’arrière. Souvenons-nous des sots officiels qui riaient de bon cœur devant les précurseurs des symbolistes et des impressionnistes. Aimons ici l’outrance : elle est signe de santé. Elle est signe de jeunesse. Et nous-mêmes fûmes pataphysiciens. Nous-mêmes avons chevauché les hoquets. Nous aussi avons passé l’Ohio sur une corde à violon. Bien souvent, et il y a trop longtemps.

Le principal est de ne point tomber dedans. Et le temps vient vite où chacun abandonne ces chimères qui n’ont jamais eu de panne, pour revenir à ses dadas, aux vieux dadas.

 

L’Éclair, Paris, 29 janvier 1919, p.3.

 

 

En 1920, un autre quotidien français donnait en première page cette chronique, enrôlant Huidobro dans ce « consortium d’étrangers » responsable de la « farce » dadaïste :

 

Petits bateaux

Dada

par Le Batelier

 

Il n’y a rien de plus triste qu’une plaisanterie qui fait long feu ; et rien qui donne l’air plus sot à ses éditeurs. C’est comme une incongruité lâchée à un cercle de bonne compagnie…

Un groupe de jeunes gens avait entrepris de nous étonner. Ils se sont battu les flancs pour être drôles, surprenants, inattendus. Mais, depuis Alfred Jarry, ce maître, le coq-à-l’âne est devenu d’un maniement improductif.

Sous le nom de mouvement Dada, peinture Dada, art Dada, nous assistons à une pauvre farce de rapins, qui s’efforce de dépasser les frontières d’un atelier, d’un café.

Il faut bien que jeunesse s’amuse. Et la presse aurait bien tort de prendre le ton grave et gourmé.

Une farce de rapins, soit. Mais le triste de celle-là est qu’elle fut enfantée par un consortium d’étrangers qui se sont dit : « Comme nous allons être Parisiens ! Comme nous allons avoir de l’esprit ! »

L’esprit français, comme le vieux bordeaux ou la fine champagne, est un produit d’origine. Il n’a même pas besoin de certificats pour se faire reconnaître.

Et ces messieurs s’appellent [sic] : Archipenko, Arensberg, Aarp, Chrusecz, Carefoot, Crotti, Einstein, Ernst, Everling, Grosz, Hapgood, Hilsum, Huelsenbeck, Huidobro, Pack, Picabia, Rhoades, Sardar, Stieglitz, Stravinski, Tæuber, Tzara, Vagts, Wolkowitz, Wigman, etc… Et l’énoncé seul de leurs noms suffit à caractériser l’arome bien français, bien gaulois, bien parisien, de cette charmante équipée.

Mais je voudrais savoir la tête que feraient chacun dans leurs chacunières, les honorables Chiliens, Patagons, Slavons, Scandinaves ou Tatars du mouvement Dada, si nous allions expliquer à leurs compatriotes que le pays des 1 500 000 morts a mieux à faire que d’écouter pareilles stupidités.

 

Le Radical, Paris, 15 février 1920, p. 1.

 

 

Même son de cloche enfin, en 1921, à propos d’un sommaire de la revue Action, où venait de paraître le poème « Automne régulier » :

 

Carnet des lettres

[extrait]

par Louis Payen

 

Revues. — Dans son numéro de mai, Action, qui s’intitule « Cahier de philosophie et d’art », en même temps que des reproductions de quelques toiles du douanier Henri Rousseau, donne une étude de M. Roch Grey sur la vie et l’œuvre du peintre. On n’a pas oublié l’aventure de ce pauvre homme dont les toiles à la fois naïves et prétentieuses faisaient la joie des Indépendants et du Salon d’Automne et qui mourut dans la misère après quelques années de bohème parisienne. Henri Rousseau était sincère, dévoré de la passion de l’art, il s’était fait lui-même et s’il y a dans ses toiles d’indéniables marques de talent, elles sont une preuve éclatante de la nécessité pour un artiste d’avoir reçu une instruction première et de connaître les rudiments de son métier. M. Grey exagère quant il écrit qu’Henri Rousseau « doit être considéré comme un des plus grands peintres français ayant droit à l’immortalité ». Dans la même revue, M. René Edme nous confesse dans un poème (?) que lorsque le rapide dérailla :

 

J’eus pitié de la locomotive jusqu’à ce que

Charbon en terre, son sang épuisé,

Elle s’endormit lourdement.

 

C’est évidemment un point de vue auquel tout le monde ne peut pas penser. Des vers (?) encore et dans le même goût de Ivan Goll, Béatrice Hastings, Vincent Huidobro, Rastes Petrovitch, Else Lasker, Schuler, Vlamink, poètes au nom bien français, comme vous voyez. Pourquoi tous ces gens-là, au lieu d’écrire dans leur langue nationale, viennent-ils bousculer la nôtre ? Je regrette seulement que MM. Max Jacob et André Salmon, qui ont du talent, se fassent leurs chefs de file.

 

La Presse et La Patrie, Paris, 3 juin 1921, p.2.

 

 

C’est donc à une revue belge qu’il revint de publier, en ces années-là, ce qui fut la plus forte et significative défense de Huidobro, sous la plume d’un Français (tout de même) : le poète et critique Nicolas Beauduin. Qu’on lise.

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