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Huidobro par Beauduin

Tandis que la presse hexagonale vilipendait le rastaquouère Huidobro, et que ses recueils de poèmes en français ne connurent, étonnamment, que de très rares et brèves recensions, la plus forte étude alors consacrée à son apport singulier parut dans une revue belge. Elle était signée par un aîné tout à fait à la page : Nicolas Beauduin (1880-1960), directeur de La Vie des lettres à Paris (où il accueillit au même moment deux poèmes de Huidobro) et lui-même poète « paroxyste », l’auteur trop oublié de Rythmes et chants dans le renouveau (1920), Signes doubles (Poèmes sur 3 plans) (1921) ou encore L’homme cosmogonique (1922).

L’article nous replonge par ailleurs dans les riches débats esthétiques de tout un mouvement moderne aujourd’hui par trop simplifié, si ce n’est tout à fait escamoté par nos histoires de la littérature, au profit de quelques « -ismes » victorieux…

 

La poésie nouvelle et Vincent Huidobro

par

Nicolas Beauduin

 

En 1912, Jean Dornis, dont j’apprécie autant que quiconque le sens poétique et le bon goût, publia un livre remarquable à plus d’un titre : La sensibilité dans la poésie française. Cet ouvrage ne passa pas inaperçu. Il eut des commentaires variés et tendancieux comme il arrive. Il servait surtout de tremplin à l’école dite « spiritualiste » qui sombra depuis. Il fut accueilli avec joie par le clan néo-classique, qui était déjà, sans l’être officiellement, le parti de l’Intelligence.

Pour ma part, je n’en retiendrai que ceci : Jean Dornis affirmait qu’on en a fini, et pour toujours, avec les typographies mystérieuses, les métaphores incohérentes, les vaines recherches de rythmes extraordinaires, les vocabulaires étranges, les musiques innotables, et d’autres leit-motif du même genre. Danger des vaticinations. Jean Dornis n’avait point prévu l’évolution du « Paroxysme », ni Nord-Sud, ni Sic, ni 391, ni Dada. Manque de lucidité ou embûche naturelle des pronostics ?... Toujours est-il, à tort ou à raison, pour leur malheur, que la mesure, la tradition, le bon goût, la clarté, enfin toutes les divinités du néo-classicisme, ne sont pas à l’ordre du jour. Tant pis pour Minerve, si c’est Belphégor qui l’emporte.

Qui s’occupe du néo-classicisme ? quelle marque de vitalité donne-t-il ? Et pourtant il a ses revues, dont quelques-unes ne sont pas sans valeur ; il a ses critiques, ses professeurs, ses journaux, « son » parti politique. Il ne manque que les œuvres, la création, la vie. Et cela n’est pas sans importance.

Au contraire, et c’est un fait, que certains déplorent et dont je me réjouis, que « le » ou « les » mouvements d’avant-garde, que le clan des novateurs, tout au moins de ceux qui cherchent, s’affirme toujours davantage, passionne de plus en plus.

Chaque jour apporte sa manifestation. Et la vitalité des lettres en est accru. L’intérêt s’y porte. Des controverses s’établissent. Atmosphère favorable.

Il est bon, il est profitable, que des gens s’agitent, tentent de créer, organisent, conférencient, palabrent.

J’en distingue de très remarquables, déjà : Philippe Soupault, André Breton, Paul Éluard, etc. Il semble qu’après l’agonie de ces dernières années souffle un vent de renouveau et d’espérance. On nie, on démolit, mais pour reconstruire. Besogne éminemment salubre. Trop de bustes de plâtre, trop de monuments en carton-pâte. Trop d’officiels, trop de poètes patentés, trop de copistes, trop de faiseurs selon la formule, trop de recettes de cuisine, trop de profiteurs de lettres. Et ces jeunes gens l’ont bien compris. Et leur violence est profondément sympathique.

Ils sont plus près de nous que les retardataires de notre génération, cristallisés sur des formes mortes, et qui s’obstinent à dire : c’est le pompier qui aura raison !...

Quant au mouvement nouveau, il semble se rattacher, peut-être ne s’en rend-il pas assez compte, à certaines théories de René Ghil (1) tout au moins en ce qui concerne les recherches du « rythme évoluant », « concordances vocales », etc., etc. Il n’est pas jusqu’à la typographie de Ghil qui elle aussi semble être « l’antécédent » de ce que nous appelons à quelques-uns « le poème idéographique », poème écrit non seulement pour être entendu et lu, mais « vu » — et dont la représentation soit autant que possible proche des figurations de notre esprit.

Sans doute cette pensée a déjà hanté nombre de poètes. Et tout le monde sait que les rimeurs du Moyen Âge et les rhétoriqueurs du XVIe siècle ont multiplié les poèmes « dessinés ». à notre époque c’est le Mallarmé des Coup de dés qui ressuscite cette forme.

Le mouvement part de là. Et Apollinaire qui connaissait parfaitement son Moyen Âge, n’a fait dans des Calligrammes, proches parents de la « Dive Bouteille » de Rabelais, que renouer le fil d’une tradition trop longtemps interrompue.

Je crois que les poètes d’aujourd’hui ont un réel intérêt à tenter le renouvellement des formes poétiques. Cette transformation d’apparence toute extérieure, ne tardera pas à modifier le fond, l’essence même de l’expression poétique.

C’est ce qu’a fort bien compris Vicente Huidobro (2). Ce jeune poète est un des plus significatifs parmi nous. D’origine espagnole, à la tête du mouvement lyrique de son pays, chef de l’école dite « créationniste » ; il est avec Angel Cruchado [sic, pour Cruchaga Santa María], l’un des poètes « ultraïstes » les plus représentatifs de la noble langue castillane.

Ses ouvrages en français sont tout aussi « neufs » par leur esprit, leur sens des transpositions, leur musicalité et leurs figurations, et si je cherchais à faire des rapprochements, je constaterais plutôt un cousinage d’esprit avec M. Jacob, cet humoriste mélancolique et pénétrant, qu’avec Pierre Reverdy, moins encore avec Pierre Albert-Birot.

Certains poèmes de Huidobro m’ont fait penser par leur dispositif phonétique, à ceux de l’école dite « sémantique » des A. X. dont mon grand ami le poète Pierre Chapka-Bonnière et Else Von Freytag-Loringhoven sont les représentants des plus marquants à New York.

 

Ildrich — mitzdonja — astatooch.

Ninj — iffe — Kniek —

Arr — Karr —

Arr —

Arrkarr….

O — voorrr !

Ve — O — voorrr !

sh — sh — —

Ooh !!!

Vrmm.

 

L’esthétique de Huidobro est contenue dans cet épigraphe d’Horizon carré « Créer un poème en empruntant à la vie ses motifs et en les transformant pour leur donner une vie nouvelle et indépendante. Rien d’anecdotique ni de descriptif. L’émotion doit naître de la seule vertu créatrice. Faire un poème comme la nature fait un arbre. »

Une des principales originalités de Huidobro, et que je trouve fort intéressante, surtout en ses conséquences, est de « rendre ce qui n’existe pas ». Rendre ce qui n’existe pas ! Énormité apparente. Vérité profonde. Pour Huidobro, la poésie dans son essence la plus haute, c’est ce qui n’a pas de réalité vraie.

Ainsi il dira :

 

La lumière en sortant de sa tête

Ne se répand pas

en lignes droites.

 

Il sait fort bien que cela n’est pas réel, que cela n’existe pas.

Ainsi :

 

Sur le Far-West

où il y a une seule lune

le Cow Boy chante à rompre la nuit

et son cigare est une étoile filante.

 

Ainsi :

 

La neige qui tombe

A blanchi quelques barbes

Au long du chemin

Il y a des étoiles effeuillées.

 

Incohérence, non. Mais transposition du réel dans l’irréel.

C’est ce que de mon côté, qu’on m’excuse de me citer, j’exprime dans un poème idéographique Fantaisie d’Asie qui paraîtra aux éditions de l’Artisan, en octobre prochain.

Lassé de la Beauté nouvelle, née des applications mécaniques de la science, je me réfugie moi aussi dans un monde « qui n’existe pas ». Et c’est peut-être là le vrai royaume de la poésie.

Mais écoutons Huidobro :

 

UN HOMME SAUTE DANS LE SOLEIL

Ses yeux sont pleins de la poussière

de tous les chemins

Et sa chanson ne pousse pas sur ses lèvres

Le jour se casse contre les vitres

et les angoisses

se sont évanouies

Le monde est plus clair

que mon miroir

Le vol des oiseaux

et les cris des enfants

sont de la même couleur

PAR-DESSUS LES ARBRES

PLUS HAUT QUE LE CIEL

on entend les cloches.

 

Poésie étrange, inhabituelle, sans doute, qui demande de l’attention dans la lecture, parfois une certaine recherche, mais fort compréhensible. Il y a des transpositions de sens, une vision spéciale. Mais une logique intense. Et l’on n’a pas besoin d’être un initié pour en savourer l’ineffable.

Certains jeunes, remplis de bonnes intentions, écrivent des mots sans suite, dans le genre de ceux-ci :

 

Table d’hôte

 

Vermicelle au chou chiure de mouche

coccinelle mouvante hanneton cuit

poussière d’auto qui gire et qui monte

onomatopée et bêtise à souhait

Entéro-gastrite et cataplasme

laudanum nocturne avec un piano

gouttes de musique sur un ventre dur.

 

Vicente Huidobro n’a pas de ces puérilités. Sa poésie est construction, imagination, réalisation, incantation surtout. Elle existe par elle-même ; comme toute œuvre d’art, elle a sa fin en soi.

Et je pense que les « Imagistes » Ezra Pound, Flint Horace Holley, Aldington, pourraient se situer aux abords de cette poésie.

Écoutons encore :

 

Au-delà de la dernière fenêtre

Les cloches du Sacré-Cœur

Font tomber les feuilles.

 

SUR LE SOMMET

UN AVEUGLE

Les paupières pleines de musique

Lève les mains

au milieu du vide

Celle qui vient de loin

Ne lui a pas donné son bras

Il est tout seul

Et avec sa gorge coupée

Il chante une mélodie

que personne

n’a comprise.

 

Et ceci :

 

VILLE

Parfois le trolley

Fait s’envoler

de petits oiseaux de feu.

Dans la montagne

Les troupeaux

CAMPAGNE

tremblent sous l’orage

Le chien boîteux qui surveille

cherche son ombre…

 

La place me manque pour multiplier les citations. On verra par ces trop courts exemples qu’il y a là une recherche indéniable de nouveauté. Ainsi peu à peu se dégage une poésie d’essence rare et particulière. Des formes neuves, imprévues surgissent. Figurations de la pensée. Graphique de l’esprit. Formes évidemment transitoires comme tout ce qui vit, comme tout ce qui est en devenir, en mouvement, en croissance. Stabilité, cristallisation : synonymes de mort. Dans notre monde de phénomènes, tout se renouvelle, tout se re-crée incessamment. Les littératures comme le reste.


 

(1) Dans la Revue de l’époque, juin 1920, Marcello Fabri écrit : « L’influence de la théorie instrumentale de Ghil, fut dès le Traité du verbe (1885) considérable… L’Intégralisme qui est si souvent parallèle au Ghilisme ne fut précisé qu’en 1904, alors que depuis vingt ans, René Ghil faisait autorité. »

(2) Œuvres de Vicente Huidobro (en langue espagnole) : Canciones en la noche. La Gruta del silencio. Las Pagodas ocultas. El Espejo de Agua. Manifesto a los poetas hispano-americanos. Ecuatorial. Poemas árticos.

(En français) Hallali. Tour Eiffel. Horizon Carré.

 

La Bataille littéraire, 2e année, n°4,

Bruxelles, juin 1920, p. 121-126.

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